58
Loren, étrangement détachée, regardait s’avancer le rideau de feu.
« On devrait peut-être sauter », fit-elle d’une voix lointaine.
Pitt ne répondit pas tout de suite. Il examina le pont, estimant la gîte à une quarantaine de degrés.
« Inutile de se précipiter, déclara-t-il avec beaucoup de calme. Les flammes ne seront pas sur nous avant une dizaine de minutes. Et plus le bateau donnera de la bande, moins nous aurons à plonger de haut. En attendant, je propose que nous jetions tous ces transats à la mer pour que les pauvres diables qui se débattent dans l’eau puissent s’y accrocher jusqu’à ce qu’on les repêche. »
Larimer, à la surprise de ses compagnons, fut le premier à réagir. Il commença à empoigner les chaises longues par piles entières pour les lancer par-dessus bord, Il donnait presque l’impression de s’amuser. Quant à Moran, il était recroquevillé dans un coin, paralysé de terreur, incapable de bouger.
Quand tous les transats eurent disparu, Pitt considéra durant quelques instants la situation. La chaleur était encore supportable et les flammes n’atteindraient pas ceux qui se pressaient sur le pont arrière avant plusieurs minutes. Il se fraya un passage au milieu de la cohue pour s’approcher du bastingage de bâbord. Les vagues n’étaient plus qu’à 5 ou 6 mètres.
« Aidons ces gens à sauter », cria-t-il à Giordino.
Puis, mettant ses mains en porte-voix, il hurla de toutes ses forces pour couvrir le rugissement de l’incendie et les cris de peur :
« II n’y a plus de temps à perdre ! Sautez ! »
Deux hommes comprirent instantanément et, saisissant leurs épouses, enjambèrent le bastingage, sourds aux protestations de ces dernières. Ils furent suivis de trois jeunes filles qui, sans hésiter, plongèrent tête la première.
« Nagez vers une chaise longue et accrochez-vous », répétait inlassablement Giordino.
Pitt regroupa les familles et, pendant que Loren réconfortait les petits, il faisait sauter les adultes et attendait qu’ils aient trouvé un transat avant de prendre les enfants à bout de bras pour les laisser tomber le plus près possible de leurs parents.
Le rideau de flammes approchait et il était de plus en plus difficile de respirer. La chaleur devenait suffocante, Il ne restait plus qu’une trentaine de personnes. Ce serait tout juste.
Un gros type s’immobilisa.
« C’est plein de requins ! se mit-il à hurler avec hystérie. Il vaut mieux attendre les hélicoptères.
— Ils ne peuvent pas survoler le bateau à cause des turbulences provoquées par la chaleur, lui expliqua calmement Pitt. Ou vous sautez ou vous brûlez. Choisissez, mais faites vite. Vous retardez les autres. »
Giordino s’avança et, sans un mot, sans animosité particulière, il souleva l’homme dans ses bras puissants et le projeta par-dessus bord.
Cet incident parut décider ceux qui tergiversaient encore. L’un après l’autre, ils abandonnèrent le navire en flammes, les plus âgés aidés par Pitt.
Lorsque enfin il n’y eut plus personne, celui-ci regarda autour de lui.
« A toi, maintenant, fit-il à Loren.
— Pas sans mes collègues », déclara-t-elle d’un ton résolu.
Pitt se pencha pour vérifier que l’espace en dessous était dégagé. Larimer était si faible qu’il n’arrivait même pas à passer ses jambes par le bastingage. Giordino vint à son secours tandis que Loren sautait en même temps que Moran. Pitt les regarda heurter la surface avec appréhension. Il ne put s’empêcher d’admirer la résistance de la jeune femme qui criait des paroles d’encouragement à Larimer tout en soutenant Moran.
« Tu ferais mieux d’aller lui donner un coup de main », dit-il à Giordino.
Il n’eut pas besoin de le répéter. Son ami s’exécuta aussitôt.
Pitt jeta un dernier regard sur le Leonid Andreïev, s’apprêtant à plonger à son tour quand, soudain, il se figea de stupeur. Il venait d’apercevoir un bras dépassant du hublot d’une cabine à une dizaine de mètres de lui. Sans l’ombre d’une hésitation, il ramassa une couverture encore mouillée, la jeta sur sa tête et s’élança. Dans la cabine, une voix appelait au secours. Pitt passa la tête par le hublot et vit le visage d’une femme, les yeux hagards.
« Mon Dieu, je vous en supplie, sauvez-nous.
— Combien êtes-vous ?
— Mes deux enfants et moi.
— Passez-moi les gosses. »
Le visage se recula et, quelques secondes plus tard, Pitt recevait dans ses bras un petit garçon de six ans environ. Il l’installa entre ses jambes, la couverture tendue au-dessus d’eux comme une toile de tente, puis ce fut au tour d’une fillette de trois ans d’apparaître. C’était incroyable, mais elle dormait.
« Donnez-moi la main, ordonna ensuite Pitt tout en sachant au fond de lui-même que c’était sans espoir.
— Je ne peux pas passer, cria l’inconnue. C’est trop étroit.
— Il y a de l’eau dans la salle de bain ?
— Non.
— Déshabillez-vous ! hurla alors Pitt. Et enduisez-vous le corps avec vos produits de beauté. »
La femme fit signe qu’elle avait compris et elle disparut à l’intérieur de la cabine. Pitt, prenant les deux enfants sous ses bras, se précipita vers le bastingage. Soulagé, il vit que Giordino attendait encore, la tête levée.
« Al ! cria-t-il. Attrape ! »
Giordino ne manifesta aucune surprise en apercevant Pitt avec les deux gosses. Il se borna à tendre les bras pour recueillir les enfants.
« Saute ! fit-il alors. Il bascule. »
Pitt, sans répondre, courut vers la cabine. Il savait que c’était de la folie d’essayer de sauver la mère.
L’air était brûlant, la chaleur insupportable. Il vacilla et faillit tomber tandis qu’un frémissement parcourait le paquebot condamné. Le navire s’inclina encore, au point que le pont se trouvait maintenant presque au ras des vagues. C’était l’agonie finale.
Pitt se cogna contre la paroi de la cabine. Deux mains agrippèrent ses poignets. Les épaules et les seins de la femme apparurent par le hublot. Il tira de toutes ses forces. Les hanches passèrent à leur tour.
Les flammes lui léchaient le dos. Le pont cédait. Il saisit l’inconnue par la taille et bondit en avant tandis que le Leonid Andreïev se retournait.
Ils furent emportés par le torrent furieux, ballottés comme des fétus. Pitt luttait avec l’énergie du désespoir pour remonter vers la surface qui paraissait maintenant inaccessible. Il avait les poumons en feu et le sang lui battait furieusement les tempes. Un voile noir s’étalait devant ses yeux. Il sentit la femme se faire toute molle dans ses bras. Il brûla ses dernières molécules d’oxygène et une boule arc-en-ciel éclata dans sa tête.
Il creva la surface, le visage tourné vers le soleil d’après-midi. Il aspira goulûment des bouffées d’air frais puis il s’occupa de la femme, lui pressant la cage thoracique pour lui faire recracher l’eau qu’elle avait avalée. Elle eut quelques convulsions et se mit à tousser. Lorsque sa respiration fut enfin redevenue normale, Pitt regarda autour de lui.
Giordino nageait dans sa direction, poussant un des transats devant lui. Les deux enfants étaient installés dessus, inconscients de la tragédie qui se jouait autour d’eux et riant aux grimaces de leur sauveur.
« Je commençais à me demander si tu allais réapparaître, fit-il.
— On ne se débarrasse pas si facilement de moi, répliqua Pitt qui soutenait la mère des enfants en attendant qu’elle pût s’accrocher à la chaise longue.
— Je m’occupe d’eux, fit Giordino. Va aider Loren. Je crois que le sénateur y est resté. »
Pitt, surmontant son épuisement, se dirigea vers Loren.
Le visage empreint de tristesse, la jeune femme maintenait la tête du sénateur hors de l’eau. Pitt vit tout de suite qu’elle se donnait tout ce mal pour rien : Larimer ne siégerait plus jamais au Capitole. Son cœur qu’il avait tant mis à contribution avait lâché.
Il prit doucement Loren par les poignets et éloigna le corps du sénateur. Elle parut sur le point de protester, puis elle détourna le regard pour ne pas assister au spectacle du cadavre dérivant au gré des vagues.
« Il méritait des funérailles nationales, murmura-t-elle d’une voix tremblante.
— Peu importe, fit Pitt. Le pays saura qu’il est mort en homme courageux. »
Ces paroles semblèrent apaiser la jeune femme qui posa la tête sur son épaule, les larmes et l’eau salée se mêlant sur ses joues.
Pitt jeta un coup d’œil autour de lui.
« Où est Moran ? demanda-t-il.
— Il a été récupéré par un hélicoptère de la Navy.
— Quoi, il t’a laissée ! s’écria-t-il, incrédule.
— Le type de l’hélicoptère a hurlé qu’il n’avait de place que pour une seule personne.
— Ainsi l’illustre président de la Chambre des représentants a abandonné une femme et un mourant pour sauver sa peau. »
Pitt ressentit une haine profonde pour cet homme. Il rêvait déjà au moment où il pourrait marteler de ses poings son visage de fouine.
Le commandant Pokovski était assis dans la cabine du cruiser, les mains pressées contre ses oreilles pour ne pas entendre les appels désespérés des passagers qui se noyaient et les cris d’agonie de ceux qui périssaient dans les flammes. Il refusait de regarder ces atrocités et de voir le Leonid Andreïev sombrer par 3 000 mètres de fond, Il n’était plus qu’un mort vivant.
Il leva la tête pour dévisager Geidar Ombrikov avec des yeux vides.
« Pourquoi m’avez-vous sauvé ? Pourquoi ne m’avez-vous pas laissé périr avec mon bateau ? »
Ombrikov se rendait bien compte que Pokovski était en état de choc, mais il n’éprouvait pas la moindre pitié à son égard. La mort était un élément qu’un agent du K.G.B. était entraîné à accepter. Son devoir passait avant tout.
« Je n’ai pas le temps de me préoccuper du rituel de la mer, déclara-t-il froidement. Le capitaine qui sombre avec son navire en saluant le drapeau, je m’en fous. La sécurité de l’Etat a besoin de vous, Pokovski. Et moi aussi j’ai besoin de vous pour identifier les parlementaires américains.
— Ils sont probablement morts, répondit le commandant avec indifférence.
— Dans ce cas, il faudra que nous le prouvions, répliqua Ombrikov. Mes supérieurs exigeront que les cadavres aient été identifiés. Et nous ne pouvons pas écarter l’hypothèse qu’ils soient encore vivants. »
Pokovski se couvrit le visage de ses mains en frissonnant.
« Je ne peux pas… »
L’homme du K.G.B. ne le laissa pas continuer. Il l’empoigna brutalement et le traîna sur le pont.
« Allez, regardez, espèce de mauviette ! » hurla-t-il.
Pokovski, les mâchoires serrées, contempla la scène d’horreur qui s’offrait à ses yeux, le paquebot en flammes, les centaines d’hommes, de femmes et d’enfants qui se débattaient dans l’eau. Livide, il étouffa un sanglot.
« Non ! » cria-t-il.
Et, sans qu’Ombrikov ou quiconque ait eu le temps de s’interposer, il sauta à l’eau. Il se mit à nager puis il coula et son uniforme blanc disparut sous la surface.
Les canots du porte-conteneurs recueillaient autant de survivants qu’ils le pouvaient, puis ils allaient mettre leur chargement humain à l’abri dans le cargo avant de revenir sur les lieux du drame pour recommencer. La mer était parsemée de débris de toutes sortes, de cadavres et de naufragés qui luttaient encore. Par bonheur, l’eau était chaude et les requins ne s’étaient pas manifestés.
Une embarcation passa près de Giordino qui aida la mère et les deux enfants à grimper à l’intérieur puis se hissa sur le plat-bord en faisant signe à l’homme de barre de se diriger vers Pitt et Loren.
Pitt, lorsque le canot approcha, agita le bras pour saluer l’homme petit et trapu qui se penchait vers lui. « Ravi de vous voir, fit-il avec un large sourire.
— Ravi de vous rendre service », répliqua le steward que Pitt avait croisé devant l’ascenseur à bord du Leonid Andreïev.
Lui aussi souriait, révélant des dents de devant largement écartées.
Il saisit Loren par les poignets et la tira de l’eau sans effort pour la déposer dans le canot. Pitt tendit la main à son tour, mais le steward ignora son geste.
« Désolé, se contenta-t-il d’expliquer, nous n’avons plus de place.
— Quoi... qu’est-ce que vous racontez ? Le canot est à moitié vide.
— Je ne tiens pas à vous prendre à mon bord, répliqua l’Asiatique.
— A votre bord ? Comme si ce bateau vous appartenait !
— Oh ! mais il m’appartient bien. »
Pitt le considéra un instant avec une profonde stupéfaction, puis il tourna lentement la tête et une lueur de compréhension naquit dans son regard tandis qu’il déchiffrait le nom du cargo, Il s’appelait le Chalmette, mais les containers empilés sur le pont étaient marqués Bougainville. Il eut l’impression de prendre un coup de poing en pleine figure.
« Notre rencontre est pour moi un plaisir, Mr. Pitt, mais je crains que pour vous elle ne se termine mal. »
L’Américain dévisagea le steward.
« Vous me connaissez ? »
Le sourire fit place à une grimace de haine et de mépris.
« Je ne vous connais que trop bien. Votre intervention a coûté cher à la Bougainville Maritime.
— Et si vous me disiez qui vous êtes ? fit Pitt dans l’espoir de gagner du temps, scrutant le ciel à la recherche d’un hélicoptère.
— Je ne pense pas vous accorder cette satisfaction », répondit l’inconnu d’un ton glacial.
Loren, qui n’avait pas pu entendre cette conversation, prit le bras du steward en lui demandant :
« Pourquoi ne le hissez-vous pas à bord ? Qu’est-ce que vous attendez ? »
L’homme pivota et la gifla sauvagement du revers de la main, la projetant contre deux rescapés abasourdis.
Giordino qui se trouvait à l’arrière se précipita pour intervenir. Un marin tira alors un fusil de sous son banc et lui enfonça la crosse dans le ventre. Giordino se plia en deux sous le choc, cherchant à reprendre sa respiration, puis il perdit l’équilibre et tomba à moitié pardessus bord, les bras dans l’eau.
Le steward serra les lèvres et son visage d’Asiatique devint indéchiffrable. Seule une flamme diabolique dansait dans ses yeux.
« Merci de vous être montré si coopératif, Mr. Pitt, et d’être venu si gentiment à moi.
— Allez vous faire foutre ! » s’écria Pitt avec défi.
Le steward brandit son aviron.
« Bon voyage, Dirk Pitt. »
La rame atteignit l’Américain sur le côté droit de la cage thoracique. Il coula aussitôt tandis qu’une douleur fulgurante lui vrillait le flanc. Il parvint à refaire surface, levant le bras gauche pour parer le prochain coup. Trop tard. L’aviron broya sa main tendue et heurta le sommet de son crâne.
Le ciel bleu vira au noir alors qu’il perdait connaissance et que, lentement, il s’enfonçait dans les profondeurs de l’océan et disparaissait.